La mémoire de l’Holocauste. Perspectives politico-historiques et musicales

 

Le 26 janvier 2023, le Salon des Lumières de la Cité Miroir accueillait une conférence-concert qui réunissait l’éminent historien Frank van Vree, professeur invité dans le cadre de la Chaire du Roi Willem-Alexander pour l’étude des Pays-Bas à l’Université de Liège, et la célèbre flûtiste Eleonore Pameijer, co-fondatrice et directrice de la Fondation Leo Smit d’Amsterdam. Cette rencontre, instant culturel exceptionnel que saisit un large public, était rehaussée de la présence de Meline Arakelian, Chef de poste adjoint à l’Ambassade des Pays-Bas en Belgique, et de Bernard Piette, Consul Général Honoraire des Pays-Bas pour les provinces de Liège, Namur et Luxembourg.

 

mceclip8 - 2023-05-30 23h19m51s

© François-Xavier Cardon

 

À l’aube de la journée internationale en mémoire des victimes de l’Holocauste, Frank van Vree, professeur émérite en histoire de la guerre, des conflits et de la mémoire à l’Université d’Amsterdam et chercheur affilié au NIOD Institut pour les études sur la guerre, l’Holocauste et les génocides (Académie royale néerlandaise des arts et des sciences), amorçait sa conférence sur la politique de la mémoire en remarquant qu’« il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour constater que ce qui semble être une évidence est en réalité un phénomène relativement récent : la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste existe depuis à peine vingt ans ». Aussi les réflexions du professeur F. van Vree sur la nature de la culture mondiale de la mémoire de l’Holocauste telle que nous la connaissons aujourd’hui ont-elles pour point de départ les documents qui sanctionnèrent politiquement cette culture mémorielle, à savoir la Déclaration de Stockholm (2000) et la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies de 2005. Décryptage des dimensions politiques et culturelles de cette culture de la mémoire, l’exposé de l’historien en retracera la genèse. Ainsi évoquera-t-il la subordination de la persécution des Juifs aux récits nationaux d’oppression et de résistance dans les premières décennies de l’après-guerre, l’émergence, parallèlement à la conception de la solution finale comme rupture de la civilisation occidentale, des notions d’unicité, d’incompréhensibilité et d’inconcevabilité de l’Holocauste, l’individualisation de la culture de la mémoire et la montée de la « culture de la victime » épinglée par Jolande Withuis dans son étude Erkenning. Van oorlogstrauma naar klaagcultuur (2002), et la multiplication des musées et monuments commémoratifs, expression la plus concrète du caractère de global memory que revêtit la culture de l’Holocauste au tournant du siècle. Il s’arrêtera en outre au rôle clé joué par l’adaptation théâtrale et cinématographique américaine du Journal d’Anne Frank dans la seconde moitié des années 1950 et par la série américaine Holocauste (1978), qui introduisit un terme « non seulement élastique, mais aussi spongieux, capable d’absorber des développements très différents, tant politiques, culturels et philosophiques qu’historiques ». « Dramatisation, décontextualisation, universalisation, popularisation – dans les premiers succès du personnage d’Anne Frank se dessinaient déjà les contours de la culture mémorielle actuelle », commentera l’historien. Et de souligner, outre les mutations observées dans notre rapport au passé, un autre fossé : l’écart entre les discours mémoriels autour de l’Holocauste et la réalité historique complexe à laquelle ils renvoient. Avec l’historien Dan Diner, dont il citera le constat que « l’Holocauste crée son propre récit, comme s’il était extérieur aux événements de la guerre », Frank van Vree reviendra ainsi sur le « rituel de reconnaissance par des politiciens de diverses obédiences » qu’il mentionnait en début de conférence et nous interpellera quant à « la manière dont la représentation de l’Holocauste en tant que symbole d’un mal unique, absolu et inimaginable est utilisée politiquement » et « la méconnaissance implicite d’autres formes de violence de masse extrême, telles que la violence à l’encontre d’opposants politiques, le bombardement de cibles civiles ou – dans une perspective historique – la violence coloniale, qui présentait fréquemment des caractéristiques génocidaires ». Le discours du professeur F. van Vree est dense, les allusions qui l’émaillent lourdes de sens et les mots avec lesquels il prend congé de l’assistance lapidaires : « Il n’est pas étonnant », conclura-t-il en référence à « l’admonestation souvent obligée » à laquelle s’est à ses yeux réduite l’histoire complexe de la politique d’extermination nazie dans la culture mémorielle actuelle, « que les dirigeants politiques contemporains ne se font pas scrupule de prononcer, vis-à-vis du mal absolu, de belles paroles lors des commémorations, pour ensuite bombarder des cibles civiles, emprisonner des populations entières dans des camps ou les reléguer au rang de citoyens de seconde zone ».

 

À l’issue de la soirée, le public se dira séduit par l’association de l’analyse du professeur F. van Vree aux fragments de vie évoqués en seconde partie par Eleonore Pameijer. Pourquoi ne découvrons-nous cette œuvre qu’aujourd’hui ? La question que se posaient les frères Jussen en 2018 à propos du Divertimento pour piano à quatre mains de Leo Smit (1900-1943), dont ils devinrent aussitôt les ambassadeurs, traverse la plupart des esprits alors que la Sonate pour flûte du compositeur néerlandais, première pièce à laquelle la célèbre musicienne venue partager sa lutte contre l’oubli insufflera la vie au cours de la soirée, se faufile entre les rangées. Après des études au Conservatoire d’Amsterdam, Eleonore Pameijer, flûtiste de renommée internationale, poursuit son parcours aux États-Unis et en Italie. C’est à coups de ciseaux, relate-t-elle entre deux morceaux, que le jeune prodige qui donna son nom à la fondation qu’elle créa en 1996 anonymisera ses partitions afin qu’elles ne puissent plus être identifiées comme étant celles d’un Juif. En 1943, Leo Smit et son épouse seront déportés via le Hollandsche Schouwburg et le camp de transit de Westerbork vers les chambres à gaz de Sobibór. Si la plupart des compositeurs néerlandais que vise à promouvoir la Fondation Leo Smit étaient juifs, d’autres furent persécutés en raison de leur opposition au régime nazi ou de leur appartenance à la résistance. Leur musique, interdite, tomba dans l’oubli. À travers ses recherches, ses publications, ses concerts et ses nombreux projets musicaux, le centre de savoir international que dirige la flûtiste découpe ainsi le silence dans lequel ces perles musicales furent autrefois plongées. Aussi Eleonore Pameijer poursuit-elle son évocation avec un extrait de Trois morceaux pour flûte et piano de la compositrice juive Rosy Wertheim (1888-1949) et l’Aubade de Marius Flothuis (1914-2001), l’une des sept pièces qu’il composa dans le camp de Vught. Survivant de plusieurs camps de concentration et des marches de la mort, il avait refusé d’intégrer la Kultuurkamer, rejoint la résistance et aidé des Juifs à se cacher, avant d’être arrêté. Autre visage du répertoire oublié que la Fondation Leo Smit œuvre à diffuser, Dick Kattenburg (1919-1944) ne survivra pas à la guerre. Après avoir erré d’adresse en adresse, il sera arrêté en mai 1944, probablement lors d’une rafle dans un cinéma, et déporté à Auschwitz. Talent prometteur dont l’œuvre lui vaudra le surnom de « Gershwin néerlandais », il fut une découverte spectaculaire pour Eleonore Pameijer : « Kattenburg a écrit la Sonate pour flûte et piano en 1937 pour une jeune fille dont il était amoureux, Ima van Esso. Elle fut elle aussi déportée à Auschwitz, mais elle en est revenue. » Et de poursuivre par le récit de la réception, en 2000, du manuscrit conservé par Ima van Esso : « Frappée par la qualité de l’œuvre et par son histoire, je l’ai régulièrement interprétée. À notre connaissance, c’était la seule composition qu’il restait de Kattenburg, mais en 2004, Joyce Bergman-van Hessen, la fille de la sœur de Dick, a fait une découverte miraculeuse. À la suite de l’annonce d’un concert où la sonate de son oncle serait jouée, elle a, sur un coup de tête, grimpé les escaliers du grenier, où se trouvaient les cartons hérités de sa mère. Le résultat des fouilles fut spectaculaire : une mine d’œuvres musicales de la main de Dick Kattenburg, elles aussi d’une grande qualité. » Outre la pile de manuscrits, elle y trouva aussi des lettres adressées à Leo Smit et, sur du papier à musique, une leçon de composition par écrit. Ainsi Dick Kattenburg s’était-il encore formé auprès de Leo Smit au cours de la période où ils se cachèrent. Dernière perle qu’Eleonore Pameijer offrira au public, la Pièce pour flûte et piano, elle aussi composée pour Ima van Esso, fut également retrouvée dans ce grenier. Les dernières notes s’éteignent et, déjà, les doubles croches sur lesquelles s’ouvre l’allegro vivace resurgissent sur les lèvres des uns, les staccatos qui leur succèdent dans la tête des autres, pour ne plus les quitter. Muziek tot leven.

mceclip7 - 2023-05-30 23h11m25s

Marie Jadot

modifié le 30/05/2023

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